2013 : David Cameron, premier ministre britannique, s’engage à provoquer un referendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne, promesse réitérée deux ans plus tard à l’occasion des élections législatives qu’il remporte confortablement.
Pourquoi ?
L’objectif de Cameron est de faire « un coup » politique : éteindre une bonne fois pour toute la fronde de ses députés les plus conservateurs, obsédés par la sortie de l’Union européenne, et qui entravent l’action de son gouvernement.
Jouant sur tous les tableaux, il en profite pour négocier durement de nouvelles concessions auprès de l’Union européenne, à l’instar de ce qu’avait fait Thatcher en 1984.
Conforté par des sondages successifs, Cameron est persuadé que le « oui » au Brexit ne peut pas l’emporter.
Mais la campagne des « Brexiters » est redoutable d’efficacité : elle est portée par un Boris Johnson à qui aucune outrance ne fait peur, aidé par le stratège politique qu’est Dominic Cummings, sorte de mercenaire cynique mais brillant à l’origine du slogan qui fera mouche « take back control ». (Voir le film « Brexit », portrait de Cummings joué par Benedict Cumberbatch).
Tous les leviers nationalistes classiques sont actionnés (le retour de la fierté nationale, la maîtrise de l’immigration…). Mais, surtout, les « Brexiters » promettent d’importantes économies qui permettront de financer le NHS, le système de santé public britannique, entièrement gratuit.
Bien que n’ayant aucun mandat électif au Royaume-Uni, et ne faisant pas partie de l’équipe de campagne de Boris Johnson, Nigel Farage, eurodéputé populiste qui a fait de la sortie de l’Union sa raison de vivre, use également largement de son influence de trublion toxique pour appuyer le discours anti-européen.
Pour défendre le maintien dans l’Union, les voix des « Remainers » sont moins fortes : la gauche, notamment, alors dirigée par Corbyn, un eurosceptique, montre peu d’allant pour s’opposer au Brexit. La première ministre écossaise, Nicola Surgeon, hausse le ton, mais cela reste insuffisant : le 23 juin 2016, le oui l’emporte à 51,6%.
Bien sûr, les racines du Brexit sont profondes (voir l’excellent livre « Middle England » de Jonathan Coe), les politiques qui en ont été les artisans n’ont fait office que de catalyseurs. Mais de catalyseurs particulièrement efficaces.
Le 31 janvier 2020, le Royaume-Uni quitte formellement l’Union européenne et, après une période de transition, la sortie du pays devient effective le 1er janvier 2021
Les pêcheurs : premières victimes du Brexit
Le dossier des pêcheurs britanniques, hautement symbolique, pourrait résumer à lui seul la complexité réelle du « Brexit », les promesses non tenues et les déceptions qu’il a provoquées.
Alors que les eaux britanniques sont extrêmement poissonneuses, les pêcheurs britanniques ne supportent plus de voir les bateaux européens y pêcher. Par ailleurs, ils considèrent la répartition des quotas de pêche à l’échelle européenne comme inéquitable.
Les « Brexiters » promettent donc aux pêcheurs qu’ils pourront retrouver leurs eaux : plus de quota européen, plus de navires d’autres pays de l’Union européenne qui viennent pêcher chez eux. Cela, c’est la promesse initiale.
En réalité, Boris Johnson doit négocier un accord commercial avec l’Union européenne pour éviter à tout prix le retour des droits de douane.
Côté pile : agitations diplomatiques et rodomontades ridicules se succèdent. Les vieilles rivalités franco-britanniques surjouées sont réactivées, les Britanniques font prendre l’air à leurs frégates militaires dans le « Channel ». En retour, les Français menacent de couper l’électricité sur l’île de Jersey (atterrant, mais symboliquement fort pour ceux qui, comme nous, considèrent que l’Union européenne, c’est la paix).
Côté face : les pêcheurs serviront de variable d’ajustement pour obtenir cet accord qui permet d’éviter le retour des droits de douane. Non seulement l’accès partagé aux eaux est maintenu, mais les quotas de pêche également, la part britannique de ces quotas n’augmentant que légèrement de +25% sur 5 ans.
Pire encore pour les pêcheurs britanniques, l’absence de droit de douane ne signifie pas l’absence de formalités administratives aux frontières. Ces formalités, douanières et sanitaires, peuvent être complexes, sont coûteuses et rallongent les délais de transport. Or, les Britanniques exportent principalement le poisson et les fruits de mer vers le continent européen, et une cargaison peut perdre 30 à 60% de sa valeur en quelques heures…
Un gouffre, donc, entre la promesse initiale et la réalité, puisque la situation post-Brexit des pêcheurs est pire que la situation initiale.
La déception, voire l’amertume des pêcheurs, préfigure finalement ce que sera le sentiment du reste de l’opinion publique quelques mois plus tard.
Le retour des frontières, des rivalités, et des haines recuites.
Autre sujet tout aussi sensible, la question du retour des frontières reste non résolue.
Ainsi, Gibraltar, cet ilot rocheux de 6,8 kilomètres carrés, dont l’importance stratégique militaire est considérée comme cruciale par Londres, et accessoirement paradis fiscal, devait, en toute rigueur voir apparaître une frontière « dure » entre lui et l’Espagne.
Intenable en pratique, tant cette enclave est dépendante des travailleurs transfrontaliers.
Là encore, l’histoire est convoquée, les Espagnols et les Britanniques ne manquent pas de s’invectiver par populistes interposés, le débat s’enflamme lorsque l’Union européenne évoque une « colonie » britannique.
Et là encore, le principe de réalité s’impose : aucune frontière « dure » ne peut en réalité être rétablie, un accord est trouvé, Gibraltar reste dans l’espace Schengen, les contrôles au port et à l’aéroport sont réalisés par … Frontex.
Les discussions continuent aujourd’hui entre Britanniques et Espagnols, sur les sujets de l’immigration et de la circulation des marchandises.
Plus sensible encore, le retour d’une frontière entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande fait craindre le risque du retour du conflit qui a enflammé le pays pendant 40 ans. Afin d’éviter cette situation explosive, un « protocole », dit « protocole Nord-Irlandais » prévoit qu’il n’y aura pas de frontière entre les deux Irlandes, et que celle-ci sera déplacée entre l’Irlande du Nord et la Grande Bretagne, c’est-à-dire théoriquement, une frontière au sein même du pays… Actuellement jugé inacceptable par les Unionistes nord-irlandais, le « protocole » en question n’est de fait que partiellement appliqué. En d’autres mots, le problème reste entier.
Boris Johnson et tout son gouvernement, confrontés à leurs propres mensonges, n’ont cessé d’accuser l’Union européenne d’être à l’origine des nombreuses tensions qui ont accompagné les négociations relatives au retour des frontières. Il ne s’agissait pourtant que de mettre en œuvre concrètement le Brexit. Ou tout du moins la version la plus dure possible choisie dès le début des négociations par Theresa May, acculée par l’aile la plus extrême de sa majorité, résumée dans ce fameux slogan : « Brexit means Brexit ».
Pour l’Irlande du Nord comme pour Gibraltar, l’objectif des solutions bancales, plus ou moins provisoires, qui ont été trouvées est… de ne pas recréer de frontière.
Notons enfin que les Britanniques se sont bien gardés de dénoncer le protocole de Sangatte et les « accords du Touquet », qui placent de facto la frontière franco-britannique à Calais.
Le mythe de l’ « immigration choisie » s’écroule
« Contrôler l’immigration », tel était le thème n°1 de la campagne des « Brexiters ». Leur slogan « Take back control », apparaît aujourd’hui bien ironique.
Souhaiter réduire le nombre de « migrants économiques » peut intuitivement paraître étonnant dans un pays où la moitié des emplois disponibles sur le marché du travail britannique sont ouverts aux personnes venant de l’étranger si ces dernières disposent des qualifications nécessaires.
Boris Johnson invente un « permis à points » censé permettre de choisir la main d’œuvre migrante : c’est l’« immigration choisie ». Cela, c’est pour la théorie.
En pratique, les données publiées par les groupes de réflexion UK in a Changing Europe et Centre for European Reform indiquent qu’en septembre 2022, le Royaume-Uni comptait 460 000 travailleurs originaires de l’UE de moins que ce qu’il aurait normalement dû accueillir si le pays était resté dans l’Union.
Le Brexit a entraîné des pénuries considérables de travailleurs originaires de l’Union européenne dans plusieurs secteurs, notamment le transport et l’entreposage, le commerce de gros et de détail, l’agriculture, l’hébergement et la restauration, la fabrication, la construction et l’administration, mais également dans le domaine de la santé, contribuant à affaiblir encore plus le NHS.
Ironie suprême, ce sont finalement des Brexiters notoires, Simon Wolfson, à la tête du géant britannique de l’habillement Next, ou encore Tim Martin qui dirige la chaîne de pubs Wetherspoons, qui appellent le gouvernement à… assouplir les règles migratoires, ce que fera Boris Johnson, immédiatement accusé par les députés conservateurs de laxisme : une histoire sans fin donc.
Concrètement, la fin de la libre circulation des personnes complique aussi la vie des touristes et les voyageurs réguliers : succession de contrôles, complexité administrative et files d’attente interminables aux postes frontières.
La nécessité d’obtenir un visa a également découragé nombre de musiciens et d’artistes britanniques de se produire en Europe.
Le nombre d’étudiants européens a été réduit de plus de la moitié, particulièrement ceux en provenance d’Italie, d’Allemagne et de France qui ne peuvent plus assumer des frais d’inscription multipliés par 4 et se heurtent à l’impossibilité d’obtenir un prêt sur place.
Conséquences directes : les universités sont de plus en plus inquiètes, notamment dans le domaine de la recherche médicale, en raison de la perte de viviers de talents dans lesquels les Britanniques avaient l’habitude de recruter.
Malgré l’augmentation drastique des frais d'inscription, les universités craignent pour leurs finances, car les étudiants européens avaient l’habitude de rester plusieurs années et constituaient une base financière stable. En parallèle, une augmentation, bien moins significative, du nombre d’étudiants chinois a certes été notée mais elle ne compense pas, et de loin, la diminution globale des étudiants européens.
Reste la question sensible : le Brexit a-t-il permis de réduire l’immigration illégale ? Les chiffres, malheureusement, parlent d’eux-mêmes, et ne sauraient, en outre, rendre compte de l’épouvantable drame humain qui se joue dans la Manche : en 2019, on dénombrait 1843 traversées illégales ; en 2022, ce nombre était de 45 756.
Ni les barbelés à Calais, toujours plus fournis, ni le Brexit, ne sont d’aucune utilité sur ce sujet douloureux.
Un désastre commercial et économique
Coupons court immédiatement à l’argument le plus utilisé par le gouvernement conservateur faisant du Covid la raison principale de la crise économique observée actuellement au Royaume-Uni. Certes, les économistes rencontrent des difficultés à quantifier la part propre due au Brexit par rapport au Covid ou à la guerre en Ukraine, mais « il existe un degré raisonnable de consensus sur le fait que le Brexit a réduit le commerce extérieur britannique de quelques 10 à 15% par rapport à un scénario sans Brexit », selon Jonathan Portes, économiste à King’s College.
Jun Du, de l’Aston Business School, plus sévère, estime quant à lui que le commerce extérieur est 26% inférieur à ce qu’il aurait été sans Brexit.
Le Royaume-Uni est le seul pays du G7 à afficher des prévisions de croissance négative en 2023. Il subit une inflation record de plus de 10% en moyenne (mais bien supérieure dans les domaines de l’alimentation et de l’énergie) entraînant une augmentation sans pareil du coût de la vie pour les ménages et des grèves massives dans un pays pourtant peu enclin à utiliser ce moyen de protestation.
Le consensus des économistes est particulièrement net en ce qui concerne l’impact spécifique du Brexit sur au moins 2 secteurs :
- la dépréciation de plus de 10% de la livre sterling qui a eu lieu après le vote du Brexit, n’a jamais été compensée depuis.
- la stagnation des investissements. Là encore, si la baisse des investissements a été générale lors de la pandémie, elle est bien pire au Royaume-Uni : non seulement l’investissement n’a pas augmenté, mais il n’a pas retrouvé son niveau d’avant 2016.
Du côté de la finance, la City a perdu en 2021 son statut de première place boursière européenne, au profit de Paris, Francfort, Milan, mais, surtout, Amsterdam : là encore, tout un symbole.
Plombées du jour au lendemain par les formalités douanières, le Brexit est un désastre pour les entreprises. Le Brexit coûterait à l'économie britannique 100 milliards de livres sterling par an, selon Bloomberg Economics qui pointe également la baisse des investissements et… le manque croissant de travailleurs. L’économie est 4% inférieure à ce qu'elle aurait été en restant dans l’UE.
Face à cette réalité désormais incontestable, et tandis que les effets économiques du covid vont continuer de s’estomper, Richi Sunak, Boris Johnson et ses alliés continuent d’assurer que le Brexit est « une opportunité ».
Mais pour qui ? Et à partir de quand ? Personne ne semble en mesure de répondre à ces questions.
Le retournement spectaculaire de l’opinion dans un Royaume désuni
L’échec du Brexit est certes quantifiable économiquement. Il n’est plus synonyme que de complexités administratives inutiles, de pertes de marchés, de surcoûts. Il est aussi et avant tout un crève-cœur pour tous les Britanniques profondément européens. Pendant des années, le Brexit s’est invité dans les discussions familiales, amicales, professionnelles : entre Brexiters et Remainers s’est créé une rupture profonde, passionnée, parfois irréversible, un clivage du peuple britannique qui ne correspond pas nécessairement au clivage traditionnel gauche – droite. C’est une blessure et le ressentiment vis-à-vis des Brexiters est réel.
L’opinion publique est en train de se retourner nettement. Interrogés fin 2022, 32 % des Britanniques estiment que quitter l’UE était une bonne décision, 56 % d’entre eux, à l’inverse considèrent qu’il s’agit d’une mauvaise décision.
En réalité, les doutes s’installent très tôt dans l’opinion britannique, dès 2020, et à partir de mi-2021, le pourcentage de la population qui considère le Brexit comme une mauvaise décision devient supérieure à celui qui le considère toujours comme une bonne décision. Depuis, l’écart ne cesse de se creuser.
Les Écossais, qui avaient voté à plus de 62 % pour rester dans l’Union européenne font continuellement pression sur Londres pour qu’un nouveau referendum d’indépendance puisse se tenir. Certes le dernier referendum sur ce sujet, qui date de 2014, s’était conclu par une nette victoire du « non » (55%), mais l’enjeu aujourd’hui serait bien différent, puisque la question posée, en creux, serait également, « pour ou contre revenir dans l’UE » …
Fin 2022, la cour suprême britannique a confirmé qu’un tel referendum ne peut être organisé sans l’accord de Londres, qui s’y oppose fermement. Il n’en reste pas moins que les Écossais continueront de maintenir la pression politique sur ce sujet.
De même, l’Irlande du Nord, favorable à 55% au maintien dans l’UE, et qui a vu la victoire historique du Sinn Féin en début d’année 2022 (voir la note spécifique de l’association sur ce sujet), a désormais quelques arguments supplémentaires pour revendiquer sa réunification avec la République d’Irlande…
Pourtant, ni la droite ni la gauche britannique n’envisage sérieusement d’entamer des démarches pour rejoindre de nouveau l’Union européenne, démarches qui seraient, en tout état de cause, très longues. Keir Starmer, leader de la gauche l’a rappelé récemment : s’il souhaite « améliorer les relations avec l’UE », pas question à ce stade d’envisager un retour.
Finalement le Brexit n’aura fait que des perdants, parmi lesquels les travailleurs, les entreprises, les plus démunis, les jeunes, les artistes…
Dans une moindre mesure, les pays de l’Union européenne aussi sont perdants, et pas seulement économiquement. Si les Britanniques donnaient parfois l’impression d‘avoir « un pied dedans et un pied dehors », il n’en reste pas moins que leur apport intellectuel et leur pragmatisme légendaire et bien réel étaient des atouts pour l’Union européenne. Qui peut se réjouir d’avoir vu les députés britanniques européens, en pleurs au moment de quitter le Parlement, chantant « ce n'est qu’un au revoir » ?
Qui a oublié cette image magnifique et triste du drapeau européen projeté sur les falaises de Douvres et ce message des Britanniques adressé au peuple européen : « gardez-nous notre étoile ». Nous la gardons, comme nous gardons l’espoir d’une Union européenne écologique, sociale, garantissant la paix et la fraternité entre les peuples qui la composent.
Vive l’Union européenne, et vive l’amitié franco-britannique.
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